dimanche 4 octobre 2020

4 octobre 2020, un souvenir de Simone Veil qui me revient en lisant sa biographie dessinée

Pandémie oblige, je ne sors plus, je ne fais plus de photos, je n’alimente plus mon blog de photographe. Je ne sors plus, alors, je lis plus. Par hasard, je tombe sur la bande dessinée ‘Simone Veil ou la force d’une femme’ un récit d’Annick Cojean, reporter au journal le Monde depuis 1981, scénarisé par Etienne Oburie, dessiné par Xavier Bétaucourt, chez l’éditeur Steinkis.

Le livre documentaire raconte la vie de l’ancienne ministre déportée à Auschwitz pendant la Shoah, entre sa naissance en 1927 et son décès en 2017. Il est didactique, destiné aux adultes mais accessible aux adolescent-e-s, d’une certaine manière dans le style des manuels scolaires. Il s’agit de présenter une sorte de femme ‘parfaite’ prête à servir de modèle, puisque, peut-être, il manquerait de modèles féminins. Alors qu’une crise sanitaire nous pousse vers la zététique, l’art du doute, plus je lis, plus j’avance dans cet éloge qui ne laisse place à aucune critique, plus je doute un peu du tableau complet. Ne manquerait-il pas quelques aspects du personnage moins sympathiques ? Elle a fait tout son parcours dans l’ombre de Jacques Chirac et il n’a sans doute pas fait que l’appeler « ma poussinette ». Il l’a peut-être poussée ou obligée à quelques compromis avant qu’elle ne finisse consacrée au Conseil constitutionnel en 1998 ?

Simone Veil et le génocide des Tutsis du Rwanda, c’est un non-sujet. Il n’y a rien, il ne s’est a priori rien passé d’intéressant. Elle en a peu parlé publiquement et elle a peu écrit. Elle surtout interviewé en 2004 la sociologue Esther Mujawayo sur les rescapé-e-s et les entretiens ont été publiés en collaboration avec Belhaddad Souâd, sous le titre ‘Survivantes : Rwanda, dix ans après le génocide ; Entretien croisé entre Simone Veil et Esther Mujawayo’.

Le problème c’est qu’avec ce génocide, en France, les gens qui ne parlent pas ou pas assez font partie d’un problème, du problème. Les accusations de complicité de génocide touchent les politiques et les militaires, des socialistes et des libéraux conservateurs du RPR à l’époque. Simone Veil et le génocide des Tutsis du Rwanda, cela n’intéresse personne, mais, puisque Simone Veil a œuvré pour la vérité sur le génocide des juifs en France mais s’est aussi retrouvée dans le gouvernement français, comme Ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, pendant le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, on peut légitimement être curieux de connaître sa position entre 1994 et 2017. On peut l’être d’autant plus que de 2001 à 2007 elle a présidé la Fondation pour la mémoire de la Shoah et que cette Fondation n’est pas sans importance dans le combat en France pour la vérité sur le génocide des Tutsi. Dans le programme de communication ‘L’Holocauste et les Nations Unies’, en 2009, Simone Veil signe un texte ‘La Shoah : mémoire et héritage’ où elle dit : « Malgré le vœu si souvent exprimé du « plus jamais ça », nos mises en garde sont restées vaines. Après les massacres du Cambodge, c’est l’Afrique qui, depuis plus de 15 ans, paie le plus lourd tribut à la folie génocidaire. Après le Rwanda, c’est le Darfour et son bilan dramatique : deux cent mille morts et presque deux millions de réfugiés. Il est temps de trouver des solutions pour que les résolutions et les principes des Nations Unies soient enfin respectés, sur le terrain de tous les conflits. » Elle était alors en position influente, jusqu’à l’ONU.

Si cela m’intéresse un peu, c’est parce tout cela m’évoque un souvenir. Les 7, 8 et 9 juin 2007, je me suis rendu à Nanterre pour écouter le colloque de la Société française pour le Droit International (SFDI) et le Cedin Paris X de l’Université Paris X-Nanterre, intitulé « La responsabilité de protéger ». Alain Pellet, professeur de droit international à l'Université Paris Ouest et directeur du Centre de Droit International (CEDIN) est l’organisateur principal du colloque. Il est membre et ancien Président de la Commission du droit international des Nations Unies et a été conseillé pour le gouvernement français de nombreuses années, notamment rapporteur de la commission Truche à l'origine du projet français de création d’un Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

Le deuxième jour, j’ai pu entendre la chercheuse Rafaëlle Maison, ancienne membre de Commission d'enquête citoyenne sur l'implication de la France dans le génocide des Tutsi (CEC), intervenir sur l'opération Turquoise sur le thème ‘L'opération turquoise – Une mise en œuvre de la responsabilité de protéger ?’, dans une partie sur le Rwanda et le Darfour, qui a évoqué la complicité française comme une question, sans aller très loin sur le sujet. Il a été beaucoup plus question du Darfour. Le troisième et dernier jour était consacré à ‘la responsabilité de protéger : les réactions de la communauté internationale aux manquements’ et était placé sous la présidence de Simone Veil, présentée comme Présidente du Conseil de direction du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale et « ancien » Ministre d'Etat. Elle est donc présente physiquement, pas très loin de moi, par hasard, dans un très grand amphithéâtre peu rempli.

Tout se passe normalement dans ce colloque et arrive enfin la clôture, le samedi peu avant midi. Celui qui a l’honneur de conclure est Ibrahim Fall, Représentant du Secrétaire général des Nations Unies pour la région des Grands Lacs, qui vient des bureaux de l’ONU à Dakar. Il a travaillé à l'ONU à la mise en place de Service d'alerte pour éviter les grandes crises, ce qui est alors essentiel en RDC. Il doit intervenir selon le programme sur ‘La responsabilité de protéger et la réforme des Nations Unies’ pendant 25 minutes avant le cocktail final et une visite guidée de jardin l’après-midi. Il évoque l'action du conseil de sécurité en cas de génocide ou de violation massive des droits humains, puis, au bout d’une dizaine de minutes, il commence à parler de l'implication française dans le génocide du Rwanda. Par rapport au colloque, le ton change vraiment. Ça se remarque vraiment qu’on est plus sur le même mode, qu’il y a une certaine auto-censure académique qui disparaît, et, c’est le représentant de l’Onu qui parle, attention. Il est très critique et il lui reste encore 15 minutes. Je vois alors quelqu’un venir parler à Simone Veil, c’est très rapide, puis cette personne se dirige vers la tribune. Je ne connaissais pas le visage d’Alain Pellet avant le colloque, mais je pense alors qu’il s’agit de lui, sans en être totalement sûr. Il va parler à Ibrahim Fall qui s’interrompt. Puis Ibrahim Fall dit quelque chose proche de « Je remercie les organisateurs qui m’ont fait venir de Dakar pour me faire parler seulement dix minutes ». La censure est évidente mais il n’y a pas de réactions dans la salle. L’organisateur s’excuse sur le fait que le colloque doit se terminer pour être dans les temps, mais, ce n’est pas fini car, malgré tout, un temps assez long est encore perdu à offrir des fleurs aux secrétaires qui ont travaillé sur l'organisation.

Avoir un débat sur Simone Veil et le génocide des Tutsi du Rwanda n’était pas simple vers 2007, car il n’y avait rien de public dans ses actes à lui reprocher. Ceux et celles qui luttaient pour la vérité et la justice, contre la désinformation ou le négationnisme, sur le génocide des Tutsi du Rwanda, ne s’intéressaient donc pas beaucoup à elle. Evidemment, le détail du colloque de Nanterre, un aparté de quelques secondes vers midi ce samedi 9 juin 2007, n’a rien d’important historiquement. Mais, il me semble symbolique de quelque chose d’autre plus important qui concerne le lien entre les politiques et les universitaires sur les questions des crimes de masse et les égarements de la politique française en Afrique. Après le génocide des Tutsi du Rwanda, certains dirigeants français, par ailleurs menacés dans leurs réputations ou au travers de la réputation de leur parti, ont participé à faire avancer le droit international, en soutenant la Cour pénale internationale et les tribunaux internationaux. Il a fallu y travailler. Cela n’a pas été sans difficulté, puisque la Coalition française pour la Cour pénale internationale (CFCPI), créée en 1998 et composée de nombreuses associations, a dû batailler jusqu’en 2008 pour obtenir la compétence de la CPI pour les crimes de guerre commis par des ressortissants et militaires français. Mais l’engagement de certains politiques n’a pas résolu le problème de la justice et de la vérité concernant l’implication française au Rwanda, allant par moment jusqu’à une « complicité ». Des personnes impliquées ont poussé au silence durable leur entourage politique et cela a fonctionné. Une sorte de responsabilité indirecte par le silence s’est diffusée. Beaucoup de politicien-ne-s des partis de gouvernement n’ont-ils-elles pas été jusqu’à penser que le temps effacerait des faits dérangeants et que le ‘bilan français’ s’équilibrerait finalement grâce à de bonnes actions ? Mais, « les faits sont » restés « têtus » et « le génocide et la complicité de génocide sont des crimes imprescriptibles », comme l’a souligné en 2005 dans son livre, Géraud de La Pradelle, un autre professeur de Droit à l'Université de Paris X, qui présidait alors la CEC.

Pour certain-e-s, il y a une manière plus positive de présenter les choses, en disant, par exemple, que le génocide des Tutsi du Rwanda a difficilement imposé une évolution du fonctionnement de la gouvernance internationale, accéléré le débat international sur la responsabilité de protéger les populations et le débat sur les possibilités d’ingérence internationale, poussé au développement en urgence d’une justice internationale, mais comme il y avait des résistances, il a fallu en plus d’un travail acharné, des calculs, de la stratégie, de la finesse politique, de la dialectique, des compromis et parfois de l’occultation, surtout en France, tout cela créant un certain imbroglio et un certain mystère que les historiens auront du mal à éclaircir.

La bande dessinée ‘Simone Veil ou la force d’une femme’ a le mérite de m’avoir rappelé ce mystère. Je la referme avec quelques questions. Le media bande dessinée, de plus en plus riche en documentaires, peut-il être un media où les simplifications soient mieux tolérées sans en souffrir ? Faut-il simplifier l’histoire pour l’apprendre aux adolescent-e-s ? Les modèles féministes peuvent-ils être idéalisés sans provoquer de la confusion sur d’autres sujets importants ?

Régis Marzin

Paris, le 4 octobre 2020