Il y a presque 20 ans, le 21 mai 2004, je voyais pour la première fois Nicolas Lambert sur scène, le jour où je rencontrais François-Xavier Verschave, dans une journée sur la Françafrique dans un squat, que j’avais organisé avec Survie au Festival des résistances et des alternatives de Paris. Après Elf, l’argent du pétrole et les partis politiques français, après le nucléaire et les ventes d’armes, l’artiste est de retour avec un nouveau spectacle ‘La France empire’. Il est ce samedi soir dans la médiathèque Roger Gouhier à Noisy-le-Sec, une médiathèque qui dispose d’une petite salle de spectacle qui lui permet d’avoir un très bon programme.
Le show part d’une discussion entre l’acteur et sa fille de
15 ans à propos d’un sujet de BPEPC sur l’armée française et les « valeurs
de la République ». Cela renvoie d’abord l’auteur à ses souvenirs d’enfance
avec ses grands-parents, puis, cela le lance dans une grande réflexion sur l’histoire
de l’empire français, une histoire encore trop peu présentée et méconnue. Il y quelques progrès récemment sur le Cameroun,
avec le rapport
de la Commission Ramondy (voir aussi le volet
artistique). Pendant deux heures, l’artiste passe d’une émotion à l’autre à
un rythme effréné. Le public passe du rire à la confrontation à des faits
graves.
Le spectacle donne une grande part aux femmes dans l’histoire coloniale. Par exemple, il est question de la prostitution au Maroc, au quartier Bousbir (Prospère) à Casablanca entre 1924 et 1955, autorisée dans les dernières années alors qu’elle est interdite en France, une prostitution sans doute moins connue que celle des « bordels militaires » d’Algérie pendant la guerre d’Algérie. Ce sont aussi les viols de l’armée française en Algérie qui sont abordés, comme méthode de torture fréquente sur les hommes et les femmes, avant même la guerre d’Algérie.
Nicolas Lambert évoque également le droit de vote des femmes retardé dans les colonies françaises entre 1945 et 1960. C’est un sujet que j’ai étudié et sur lequel je peux apporter quelques précisions : le droit de vote féminin est instauré au Sénégal en 1945 pour élections françaises entre 1945 et 1960, au Togo en 1945 grâce aux commerçantes « Nana Benz », en Algérie en 1945 pour françaises surtout d’origine européenne, et seulement en 1958 pour les algériennes et au Bénin ou Dahomey en 1956. Puis, l’histoire du vote féminin et du suffrage universel se confond avec l’histoire des indépendances en commençant par la Tunisie en 1957 après l’indépendance en 1956 et les autres pays en 1960. L’ONU met une certaine pression sur l’instauration du suffrage universel en même temps que sur la décolonisation à partir de 1945. Grâce à cette pression qui correspond aussi à un consensus entre USA et URSS, dans les années 60, le suffrage féminin se répand facilement dans le monde et en Afrique. Les résistances locales en Afrique sont visibles presque uniquement au Nord du Nigéria. En Afrique, la diffusion du suffrage féminin est tellement rapide et cachée par les indépendances qu’elle semble ensuite négligée comme étape historique majeure.
Le droit de vote change tout ! Concernant le suffrage masculin en Algérie, en Algérie à partir de 1870 et en Tunisie à partir de 1881, le vote sous la colonisation correspond presque à un apartheid, au travers de la séparation des citoyennetés selon l’origine géographique, la culture, les mœurs et la religion, et la sélection d’africains privilégiés dans un collège séparé au vote censitaire capacitaire masculin ou équivalent. L’apartheid général est bien connu en Afrique australe et il se basait sur un ‘apartheid électoral’. La limitation du suffrage des Algériens entre 1870 et 1958 peut être considéré comme une cause de la guerre d’Algérie. Il s’agit là-aussi d’un ‘apartheid électoral’ comme celui pratiqué en Afrique australe.
Le spectacle se termine aux Comores, à Mayotte ou Maoré. S’il y a un sujet qui perturbe les dirigeants français, c’est bien le fait que pour le droit international et les Nations-Unies, l’île de Maoré a été volée, tout simplement « volée ». Le sujet de la situation à Mayotte n’est pas tabou mais le « vol » au moment juste après le référendum d’indépendance est tabou. C’est moi qui rajoute ce mot que n’emploie pas Nicolas Lambert. Il insiste, lui, sur la déstabilisation de Bob Dénard source de l’appauvrissement de l’Union des Comores et de la différence de niveau de vie avec Mayotte, cet écart économique séparant maintenant les îles et les populations. L’absurdité et la violence extrême de la situation à Mayotte symbolise bien un impensé persistant lié à l’histoire coloniale en France. Dans tout le spectacle, le décor est le « nationalisme », celui des décideurs mais aussi celui du quotidien, qui aide un peu trop à accepter une histoire incohérente, trouée, biaisée.
Nicolas Lambert sera au Théâtre de Belleville à Paris jusqu’au 28 juin 2025. Est-ce la peine de préciser que je vous conseille d’aller le voir ?
Régis Marzin
2 février 2025